Interview : « J’ai fait de mon carnet de voyage une bande dessinée »

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Publié le 06/12/2013 par TRD_import_LilyJoseph ,
Des dessins magnifiques, une histoire passionnante. Avec "Kililana Song", Benjamin Flao nous fait voyager. Mettez le cap sur le Kenya et plongez dans la vie de l 'auteur de ce carnet de voyages en bulles.

Kililana Song T.2 de Benjamin Flao (Futuropolis)

Parlez-nous de votre parcours…

L’école apprend que le plaisir et le jeu n’ont rien à voir avec le travail, que ce sont des choses différentes. Très jeune, j’ai vu que mon oncle – Gilbert Flao – peignait et était heureux de faire ça. Il s’amusait. Il partait en voyage, revenait avec plein de dessins dans des carnets. Très rapidement, je me suis dit que c’est ce que j’allais faire plus tard, que j’allais continuer à jouer ! J’ai été cancre jusqu’à l’âge de 14 ans, puis j’ai eu la chance de suivre différentes formations artistiques. J’ai notamment fait deux ans àEmile Cohl (école de dessin ndlr). Après, faute de moyens, j’ai dû arrêter. Avec un ami, on s’est alors mis à faire des caricatures dans la rue et toutes sortes de petites choses, comme les vitrines de Noël ou des fresques dans des casernes de pompiers. Pendant une douzaine d’années. Ça a été une super école. Avec la caricature , on est un peu en danger : on est dans la rue, au milieu de personnes qu’on ne connaît pas, il faut faire un dessin en cinq minutes… et qu’il soit réussi. Ça apprend l’humilité. On est vulnérable. La fresque nous a permis de travailler dans plein d’endroits différents et d’apprendre des techniques par nous-mêmes. Un jour, j’ai eu la chance d’être appelé sur une expédition scientifique qui allait en Sibérie pour chercher des mammouths. Cela a donné lieu à mon premier bouquin : « Carnet de Sibérie », avec Bernard Buigues. Il y a ensuite eu plusieurs carnets de voyage et puis cette expédition : Portes d’Afrique. Le principe : parler de l’Afrique, mais par ses ports. Ça a été un super moyen de découvrir l’Afrique de l’Est, de m’arrêter en Égypte, en Érythrée et au Kenya.

Avec « Kililana Song », on est au Kenya. Pourquoi ce pays plus qu’un autre ?

J’étais farci de lectures : Henri de Monfreid, Kessel, London, Pratt… Aller dans ces coins-là, c’était aller vérifier des choses que j’avais déjà lues. C’était excitant ! J’arrivais avec beaucoup de fantasmes et je n’ai pas été déçu. Et puis, je suis breton, j’ai toujours été attiré par la mer, les bateaux… Chez nous, il n’y a plus guère de tradition maritime jolie, poétique, harmonieuse… J’ai retrouvé cela en Afrique de l’Est. Je ne pensais pas que ça pouvait encore exister de manière aussi intacte. Je parle précisément du Kenya et de l’archipel de Lamu. Donc j’y suis retourné, j’ai acheté un bateau et je me suis promené.

On parle voyage… Quel est l’apport de la BD, du dessin ?

C’est comme quand on écrit une carte postale à quelqu’un. On pense à cette personne et on a des choses qui nous traversent l’esprit. Par exemple, je vais penser à ma compagne et je vais lui décrire ce que j’ai sous les yeux : « Tu vois, là il y a une petite rue, là un tabouret, un petit machin, un personnage qui est en train de faire je ne sais pas quoi… » On n’est pas obligé de penser à quelqu’un en particulier, mais le trait est imprégné d’une pensée. Même chose avec un musicien quand il joue : il est traversé par des choses qui s’entendent, qui se sentent. Il ne jouera jamais de la même manière le même morceau.

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Paysages, personnages… Dans « Kililana Song », au-delà même de l’histoire, la beauté des planches saute aux yeux…

J’ai utilisé beaucoup de dessins de mes carnets que j’ai directement intégrés dans la BD. Si j’avais fait autrement, il n’y aurait pas eu cette même vérité. Il y avait vraiment le désir d’être à la fois dans le contemplatif et dans le narratif. C’était important. Par exemple, dans Tintin, dans « Le crabe aux pinces d’or », on a d’un seul coup une grosse image, c’est super. On en prend plein la gueule. Maintenant que je fais des livres, j’ai envie d’apporter cela aussi aux gens. Pour les personnages, il y a aussi la justesse du jeu d’acteur. J’essaie d’ investir mes personnages à 100% , de toujours être le plus juste. C’est pareil avec d’autres éléments. Quand je dessine un bateau, j’essaie de comprendre comment il est fabriqué. Je m’intéresse réellement à ce que je dessine.

Les personnages sont tous inspirés de personnes rencontrées ?

Tous. Je n’ai vraiment pas inventé grand-chose. Naïm s’appelle Naïmou, c’est un gamin que j’ai croisé là-bas à plusieurs reprises. Jahid s’appelle Farid. Gunther s’appelle Jürgen… Là encore, c’est une caution de véracité. Je les connais donc je connais leurs réactions, leur façon de parler, de marcher… Si j’avais inventé les personnages, on y aurait peut-être moins cru. L’île de Lamu est un petit théâtre de contradictions. Il y a à la fois des touristes argentés, des musulmans fervents, des commerçants indiens, des riches, des pauvres… Et tous arrivent à vivre ensemble.

Il y a des légendes aussi… Pouvez-vous nous en dire plus sur « la » légende présente dans la BD ?

Il s’agit d’une légende très connue entre Lamu et Zanzibar, celle d’un personnage emblématique : Liongo Fumo. Il a vraiment existé je pense. C’était un grand guerrier, également poète et chanteur. Il incarne la résistance à l’arrivée des premiers sultans arabes dans ces îles. La légende raconte qu’après qu’on lui a planté un couteau dans le ventre, il s’est relevé, a pris son arc et s’est mis en position de tir. Et il est mort ; l’arc bandé. J’ai repris ce symbole de l’homme qui reste debout même mort pour parler des nouvelles colonisations, qui ne sont plus les arabes, mais l’intrusion du capitalisme, des promoteurs immobiliers et aujourd’hui de l’industrie pétrolière, qui va venir détruire tout ce joli coin. C’était une façon de réhabiliter une vieille légende qui plus que jamais, pour moi en tout cas, parle d’aujourd’hui. Je voulais aussi partager ça avec mes potes africains qui sont dans une vraie résistance. Ils sont pécheurs et le port qui va s’implanter bientôt dans leur coin va tuer leur métier, et donc leur avenir.

On voit une mer déchaînée dans cet album… Très impressionnant !

Je suis influencé par des peintres maritimes, notamment Marin Marie, qui est peut-être l’homme le plus incroyable au niveau du dessin de la mer. C’est un magicien. Sans vouloir me frotter à lui, c’était déjà un grand plaisir de faire une BD maritime. Un personnage confronté à la mer déchainée est vraiment face à lui-même, à un truc qui le dépasse. Je trouve ça héroïque. C’est très chouette à animer en BD. Je suis un peu marin, j’ai connu quelques tempêtes, mais jamais d’énormes vagues. J’avais envie de retrouver cette folie des éléments. C’est comme quand, gamin, on joue aux Playmobils. On prend un bateau ou une voiture, on leur fait faire des trucs impossibles. C’est le même plaisir. Je prends mon petit bateau puis je me demande : qu’est-ce qu’il se passe si je le mets là, dans une énorme vague ?

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Il y a d’un côté les éléments naturels… et de l’autre, les hommes, les promoteurs immobiliers notamment. C’était important de mettre en avant ce contraste ?

À chaque fois que je vois un bel endroit qui disparaît sous un bloc de béton ou sous quelque chose qui a été mal pensé ou pour des mauvaises raisons, je prends cela comme une violence terrible. C’est une violence envers les humains, la nature, nos enfants. Le contraste est terrible. On voit une belle plante et tout d’un coup on voit un pneu de voiture qui l’écrase. J’avais aussi envie d’évoquer une chose qui m’intrigue : l’animisme. Les croyances animistes sont des croyances absolument écologiques. Elles ne placent pas l’humain au-dessus de la nature. Elles le placent au même niveau alors que les religions monothéistes ont tendance à placer l’humain au-dessus. La genèse dit : « tu régneras sur le monde animal et sur le monde végétal ». Tout est dit, dès le départ. Je pense que cette invasion immobilière et cette suprématie de l’homme peuvent trouver leur source dans la religion. Quand on voit ces peuples animistes qui sont en accord avec la nature, on se dit qu’il y a peut-être moyen de regarder de leur côté et de voir pourquoi cette forme de pensée est intéressante.

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Une bande dessinée très riche, et pourtant jamais indigeste : Benjamin Flao a su trouver un équilibre parfait. Embarquez à ses côtés, vous ne le regretterez pas ! _

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