Interview BD : “Les personnages de ‘Ma révérence’ sont inspirés de ceux rencontrés dans les bars”

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Publié le 10/01/2014 par bettybetzy ,
Entre polar et chronique sociale, "Ma reverence" est l'un des titres forts du moment en bande dessinee. Rencontre avec son scenariste, Wilfrid Lupano, et son dessinateur, Rodguen.

Wilfrid Lupano : « J’ai 42 ans. J’ai passé un bac L, puis j’ai fait une licence d’anglais. Avec ce bagage en poche, j’ai été bossé… dans les bistrots, pendant quinze ans à peu près. J’ai été portier, serveur, dans des boîtes de nuit et des bars. Et c’est justement dans un bar où je travaillais que je suis devenu copain avec deux dessinateurs de bande dessinée qui m’ont proposé de les aider à développer un scénario. J’ai fait mon premier boulot dans la BD comme ça : par rencontre fortuite de bar, en devenant copain avec des musiciens qui se sont avérés être des dessinateurs de BD. »

Le monde de la nuit… C’est de là que viennent vos histoires ? Vous y puisez votre inspiration ?

Wilfrid Lupano : « Oui. Surtout pour ‘Ma révérence’ d’ailleurs, il y a pas mal de scènes de bistrot. Le monde de la nuit en général est un laboratoire formidable pour découvrir les gens. La nuit, les gens son ‘plus’ que d’habitude. Les gens drôles sont plus drôles, les gens tristes plus tristes, les gens chiants plus chiants… C’est une sorte de révélateur universel. »

Une quinzaine d’années à travailler dans les bars… Il y a beaucoup d’éléments dans cette BD, mais j’imagine qu’il n’y a même pas un dixième de ce que vous avez observé, vécu ?

Wilfrid Lupano : « Exact. J’ai sélectionné dans une espèce de corpus personnel d’anecdotes et de personnages que j’ai pu rencontrer. Mais je n’ai pas utilisé de rumeurs urbaines. Quand j’utilise une histoire qu’on m’a racontée, c’est que le protagoniste de l’histoire me l’a racontée lui-même. Ce n’est pas arrivé au copain d’un copain. Je n’ai pas voulu tomber là-dedans, j’avais besoin que ce soit vrai. Dans cette BD, il n’y a qu’une toute petite partie de ces histoires. Il fallait qu’elles aient un lien entre elles, qu’elles m’aident à construire mon récit, à faire évoluer l’histoire dans le sens que je voulais lui donner. Parfois aussi, le sens m’apparaissait quand je repensais à certaines anecdotes : celle-là donne une couleur, une chaleur, à un personnage, alors je vais m’en servir. »

Rodguen, qu’est-ce qui vous a séduit dans le scénario de Wilfrid ?

Wilfrid Lupano : « La richesse des personnages et de l’histoire en général. Et la prouesse d’écriture avec une structure qui n’est pas du tout linéaire, des flash-back, des apartés… Ce qui m’a séduit tout de suite, c’est la richesse du scénario. »

Vous évoquez les flash-back, il y en a un qui prend une forme peu commune, celle d’un puzzle…

Wilfrid Lupano : « C’est le genre de scène qu’on écrit avec beaucoup de culpabilité quand on est scénariste. Ça se dit en quelques mots : toute cette séquence sera présentée sous forme de puzzle avec les images qui s’imbriquent les unes dans les autres. Et là, on pose le clavier et on dit : démerde-toi avec ça, bon courage ! Après, il y avait un gros travail à faire et ces pages sont composées incroyablement. Le coloriste nous a aidés à les lier, à leur donner un sens, à ce que des séquences apparaissent à la couleur alors qu’elles sont imbriquées dans le dessin, à venir parfois reséparer ce qui avait été lié au dessin. C’est un équilibre qu’on a trouvé à trois.

C’est une séquence forte du bouquin. Sur le fond, c’est une histoire entièrement vraie. Le Bernard en question est un client de mon bar qui est venu tout seul un soir. Il a commandé de la bière et il m’a raconté toute sa vie, y compris sa passion pour les puzzles. Je n’en ai pas changé une ligne. Après, il est reparti dans la nuit, tel un héros solitaire. Je me suis servi de ses souvenirs sans le créditer au bouquin, parce que je ne connais pas son nom. C’est l’inconnu masqué. C’est un parcours que je voulais retranscrire tel quel parce qu’il me paraissait fort. Et je voulais garder ce côté bordélique, puzzle, parce que c’était comme ça quand il me l’a raconté. »

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Plusieurs histoires se mêlent dans cet album, celle de Bernard était là dès le départ ou bien est-ce l’idée du braquage qui a ensuite entraîné ce retour sur le passé de cet homme, qui est conducteur de fourgon blindé…

Wilfrid Lupano : « L’histoire de Bernard est une des premières que je voulais raconter. C’était une des deux scènes présentes dès le début, avec la scène de la boîte de nuit. Celle-là m’est arrivée à moi. Le portier qu’a dessiné Rodguen, c’est moi. Les parents ont débarqué dans la boîte de nuit, à l’improviste, pour fêter leur anniversaire de mariage… et ils sont tombés sur leur fils.”

Rodguen, comment est-ce que vous avez « trouvé » le physique des personnages ?

Rodguen : « Le scénario est basé sur l’authenticité des histoires, c’est un peu pareil pour les dessins. Graphiquement, je me suis inspiré de potes à moi. Chaque personnage est plus ou moins un copain que j’ai vieilli, grossi ou amaigri pour la situation. Hormis Gaby, qui est un personnage haut en couleurs, les autres personnages ne sont pas de fortes caricatures. Pour Vincent, je voulais un personnage assez commun. Il y avait une telle richesse dans l’écriture et la narration que je voulais que ce soit un personnage qu’on oublie facilement. Un monsieur tout le monde. Beau gosse mais sans le revendiquer. »

On évoquait les flash-back. Connaître le passé des personnages est important quand il est question de les mettre en scène, de les « faire vivre » ?

Rodguen : « Souvent, les acteurs essaient de connaître, ou d’inventer, le passé de leur personnage pour mieux le comprendre et le vivre. Là, tout le matériel m’était donné, ce qui rendait mon boulot beaucoup plus facile. Bernard, je l’ai vu vivre, parler… je le sentais. Les éléments donnés m’ont aidé à trouver la bonne pose, la bonne expression. »

Wilfrid, vous vous inspirez du réel… On peut en déduire que l’idée d’un braquage « humanitaire », c’est un projet personnel avorté ?

Wilfrid Lupano : « Ce n’est pas un projet personnel, même si l’idée a pu me traverser l’esprit. Ce n’est pas faux. Je me suis surtout souvent demandé pourquoi ce n’était pas plus fréquent. Il y a ce gang au nom invraisemblable qui a écumé toutes les bijouteries de Monaco et de Nice… L’enquête a mené jusqu’à un petit village au fin fond de la Bosnie sinistré depuis les guerres. Tout le village vivait grâce à ce gang de braqueurs de bijouteries. Tout le monde œuvrait à les protéger, à ce qu’on ne puisse pas remonter jusqu’à eux. Toute une économie s’était mise en place.

On a la même chose avec les pirates en Somalie. Ils attaquent des pétroliers avec deux barques à moteurs et une demi-kalachnikov pourrie pour faire vivre la communauté. Ce sont des trajectoires que je comprends. Dès l’instant où on est dans des films où il y a des braquages de banque ou de fourgon, on est dans le cinéma d’action. On est souvent dans l’archétype : des mafieux un peu bling-bling, un peu connards, qui veulent juste sauter dans un tas de billets. Il n’y a pas de projet derrière. Ce qu’on fera de l’argent n’est jamais géré dans l’histoire. C’est juste : comment on va mettre en place un braquage et comment on va se trahir les uns les autres pour qu’à la fin il n’y en ait qu’un qui aie tout le pognon. En général, les films se contentent de ça et je trouve que c’est dommage. Ce n’est pas la partie la plus intéressante. »

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Qu’est-ce que cette bande dessinée dit de notre société ?

Wilfrid Lupano : « Ce qui est mis en scène, c’est surtout la vision croisée de deux générations. Gaby et Bernard sont plutôt de la même génération, et Vincent pourrait être leur fils. Il a quasiment vingt d’écart avec Gaby. Il y a donc d’un côté la vision de la génération de Gaby, celle de l’après-guerre, des yéyés, tournée vers l’Amérique tout en étant persuadée que ce sont les Arabes qui menacent leur identité. C’est un paradoxe qui m’est apparu avec la génération de mes parents. C’est une génération qui passe son temps à dire que les Arabes ne sont pas comme nous, mais qui a fini par fumer américain, manger américain, porter des jeans américains, écouter de la musique américaine, regarder des films américains… La colonisation culturelle, je n’ai pas eu l’impression qu’elle était ‘bougnoule’ de 1950 à 1990. C’est marrant de ne voir que la partie de la colonisation culturelle qui nous arrange.

Le personnage de Vincent, qui lui est donc de la génération suivante, est plutôt tourné vers l’avenir. Il y a une vraie volonté de faire évoluer la société et de rompre avec le déni de nos rapports incestueux avec l’Afrique. C’est ce que je voulais représenter avec son parcours, avec son enfant non assumé en Afrique. Je pense que la France a un vrai problème avec ça. C’est une vision en tout petit de la France-Afrique. Et même la vision de l’Afrique de Gaby, c’est Chirac en Afrique ! »

Il y a beaucoup de choses dans cette bande dessinée, il y a cette impression d’observer une version réduite de la société…

Wilfrid Lupano : « Oui, une expérience de labo, le truc en petit. C’est quelque chose que j’aime bien développer en tant que scénariste. En BD, l’idée n’est pas de faire un cours magistral, sinon je ferais un essai sur les rapports incestueux entre la France et l’Afrique. Si je passe par la BD, je dois raconter une histoire divertissante. Pour moi, la BD, c’est du divertissement. Et c’est en même temps un super-biais pour faire passer des idées. Il faut jouer le jeu. Le passage par le personnel, le petit bout de la lorgnette, me paraît judicieux en BD. »

On a évoqué le parcours de Wilfrid, mais quel est votre parcours Rodguen ?

Rodguen : « J’ai suivi un cursus scolaire normal en Picardie. J’ai voulu faire du dessin très tôt. En troisième, on m’a dit : tu vas faire une A3, c’est-à-dire arts plastiques, ce qui n’était du tout ce que je voulais faire. Il fallait faire des taches de couleurs et coller du polystyrène sur un bout de carton, ça ne m’intéressait pas du tout. En plus, je ne peux pas toucher du polystyrène, ça me crispe. Moi, je voulais faire du dessin académique, parce que je voulais faire du dessin animé. J’ai donc fait une A3 pourrie. Mais il me fallait mon bac pour intégrer les Gobelins.

Quand je suis sorti de cette école, Roger Rabbit venait de sortir. Il y avait un boom dans le milieu de l’animation. Tous les studios voulaient en faire. Spielberg avait créé son propre studio à Londres, j’y suis parti direct. Je suis resté là-bas pendant six ans et demi, jusqu’à ce que Spielberg crée Dreamworks et demande à tout le monde de partir à Los Angeles. Ce que j’ai fait. »

Vous travaillez dans l’animation, aux États-Unis… C’est un boulot de rêve ?

Rodguen : « J’ai la chance d’avoir bossé sur des films que j’ai choisis. À chaque fois, j’ai pu éviter les films pourris. Mais il y a des fois où on peut se balader pendant trois ans sur un film qui n’en vaut pas la chandelle. Il y a des contraintes quand on bosse pour des studios américains, on fait avant tout des ‘produits’, il faut que ça réponde à des recettes, des critères. C’est parfois dommage. Mais oui, cela reste un boulot de rêve. »

Le synopsis de « Ma révérence »

Vincent, trentenaire, un poil dépressif, estime que la société lui doit quelques dommages et intérêts, au titre de préjudice moral. Et comme on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même, il s’improvise braqueur de fourgon. Son plan est malin, sa cause noble et l’amour au bout du braco. Mais en choisissant pour complice le déconcertant Gaby Rocket, Vincent n’a-t-il pas vu trop grand ?