Interview BD : le Paris de Berberian

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Publié le 14/03/2014 par TRD_import_SoniaDéchamps ,
Charles Berberian signe les tr es beaux dessins du "City Guide Paris" de Lonely Planet. L'occasion pour l'Etudiant Trendy de revenir sur le parcours de cet auteur de BD et de partir a ses cotes a la decouverte des passages parisiens.

Quel a été votre parcours ?

« J’ai commencé par faire une année de médecine, parce que cela ne se faisait pas trop de prendre une année sabbatique entre le bac et le moment où l’on commence réellement ses études. Je n’avais alors pas vraiment d’idée sur ce que je voulais faire, même si je dessinais assidûment depuis l’âge de 10 ans : plutôt que d’aller faire du sport ou d’aller jouer, je préférais dessiner.

J’ai donc passé un an à faire de la médecine et à – surtout – dessiner dans l’amphithéâtre, encore plus quand, au deuxième semestre, on s’est retrouvé rue des Saints-Pères [dans le VIe arrondissement à Paris, NDLR], au dernier étage, là où il y a tous les macchabées. Dans ma culture encore bourgeonnante de l’art, je me souvenais des dessins de Gericault sur les macchabées ou les animaux en train de faisander. Je me suis alors dit que c’était génial : j’avais l’occasion de dessiner des morts. J’ai donc bien sûr raté le concours de fin de première année. Et là, j’ai fait ma vraie année sabbatique. »

Comment l’avez-vous occupée ?

« J’ai été animateur dans des centres de loisirs, au bord de la mer, à Pornichet (44). Ça a été une belle année de formation, à tel point que quand ma fille a voulu faire son année sabbatique, je l’ai encouragée. Quand elle a laissé tomber le droit au bout d’un mois, je lui ai dit bravo. Mais je lui ai dit de passer son BAFA [brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur en centre de loisirs]. Au contact des enfants, on apprend énormément à se maîtriser, avoir de l’initiative, le sens de l’organisation. « 

Mais une année sabbatique, cela a une fin…

« Oui. Après, j’ai fait une année de prépa pour les grandes écoles comme les Beaux-Arts, les Arts appliqués et les Arts déco. C’était vraiment une belle année, avec beaucoup d’espace pour apprendre, découvrir des choses que j’ignorais complètement dans l’histoire de l’art et ouvrir ma perception du monde de l’art, qui était très restreinte. Mais surtout, le plus important, il y a eu la formation d’une bande, d’une tribu. « 

Pourtant, on a tendance à imaginer le dessinateur comme une personne solitaire…

« C’est vrai, parce que le travail est généralement un travail solitaire. Mais les choses ont un peu évolué depuis l’époque où j’ai commencé. Par exemple, les dessinateurs de BD travaillent aujourd’hui beaucoup en atelier. Depuis un an, je fais partie de l’atelier de Ruppert et Mulot, où il y a aussi Lisa Mandel et Aude Picault. Il y a beaucoup d’interactions, d’échanges.

J’ai eu le concours des Beaux-Arts et celui des Arts appliqués, je me suis donc retrouvé à jongler entre les deux. C’était une époque où la BD était vraiment déconsidérée. Quand j’ai présenté mon dossier aux Beaux-Arts, les professeurs aimaient beaucoup la partie classique de mon dossier, mais dès que je commençais à montrer mes travaux personnels, à travers lesquels on pouvait ressentir une forte influence d’illustrateurs comme Tomi Ungerer, Topor, ou même Sempé, ils détestaient. J’étais un peu malheureux.

Dès ma première année de formation, j’ai eu envie de faire du graphisme, des affiches, des pochettes de disques… pas uniquement de la BD. Je suis parti des Arts appliqués et des Beaux-Arts trop tôt. Je serais bien resté un peu plus longtemps, notamment aux Beaux-Arts, parce qu’il y avait un professeur de morphologie qui était passionnant. Et puis il y a une chose qui ne m’avait pas frappé à l’époque, c’est l’aspect antique d’une maison comme les Beaux-Arts ; les fantômes qui y circulent. C’est un lieu où il y a un esprit qui n’est pas forcément sympathique quand on est jeune, parce qu’on n’a pas envie de sentir le poids du passé.

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À l’origine d’un « déclic », il y a souvent un prof particulièrement marquant….

« Dans mon cas, les ‘déclencheurs’ ont été des amis, des auteurs ou des journalistes, jamais des professeurs, mais c’est mon parcours. Les copains me faisaient découvrir des choses à lire et à écouter. Il y a eu des journalistes comme Jean-Pierre Dionnet ou Jackie Berroyer. C’est dans ‘Metal Hurlant’ que j’ai découvert Gustav Klimt et Egon Schiele, en étant très attiré par les dessins de Philippe Druillet et Moebius. C’est à travers des gens comme Moebius ou Robert Krumb que je me suis intéressé aux graveurs et à la technique de la gravure du XVIIIe ; il n’y a pas ce côté histoire de l’art vidé de son sens.

Le poids du passé dans mon cas a pu avoir une influence dans ce sens où j’ai pris exemple sur des artistes qui n’avaient peur de rien. J’étais très insouciant quand j’avais 20 ans. Je le suis nettement moins aujourd’hui, mais j’essaie justement de ne pas trop avoir la trouille de faire des choses que je n’ai pas l’habitude de faire. C’est le plus compliqué en fait. Et la tribu sert à cela aussi. Garder une tribu qui te donne des ailes est très important. Je pense qu’on ne peut pas fonctionner longtemps tout seul. On se dessèche. »

Avant de vivre de votre art, vous avez bien dû passer par la case petits boulots… ?

 » J’ai fait l’équivalent du McDo : dessiner pour des enveloppes ‘premier jour’. Ce sont des enveloppes éditées le premier jour de l’émission d’un timbre. Je ne sais pas si cela existe encore. Ces enveloppes spéciales étaient éditées pas un éditeur de paraphilatélie privé qui travaillait avec La Poste. Le timbre était collé sur l’enveloppe et La Poste y apposait le tampon du premier jour d’émission. Et sur ces enveloppes figurait un dessin qui illustrait ou accompagnait le thème du timbre. L’éditeur me confiait certains de ces dessins.

C’était à Courbevoie. J’y allais tous les samedis à midi, je livrais mes deux ou trois dessins et je rentrais l’après-midi acheter des disques avec une partie de l’argent. J’ai gardé quelques-unes de ces enveloppes. Cela m’a permis de gagner mon argent de poche pendant un moment. Je suis resté chez mes parents jusqu’à 24 ans. Assez tard donc, mais cela me permettait d’avoir la liberté de faire des fanzines. Ensuite, dès qu’on a commencé, avec Philippe Dupuy, à publier régulièrement dans ‘Fluide Glacial’, je me suis installé dans mon premier meublé, avec ma première copine. Je me souviens qu’à l’époque j’avais beaucoup plus peur de manquer d’idées que de manquer d’argent. Quand on n’a pas d’argent, on se démerde. On ne dépense pas beaucoup, on a peu de besoins, on mange des pâtes, on achète des disques pas chers, on se prête les bouquins entre copains… et puis tout va bien. »

Mais vous n’avez pas manqué d’idées !

« C’était vraiment mon angoisse. Et cela le reste toujours un petit peu : ne pas avoir d’idée, ne pas la maîtriser, rater son développement. « 

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Mais c’est cette peur qui permet de se dépasser…

« Oui, mais avoir vraiment confiance en soi peut aussi donner des ailes. Je ne sais pas. Je ne peux que me débattre avec mon propre moyen de fonctionner et essayer de jongler avec mes oublis, mes trouvailles, mes déclins, mes démissions, les jours où je suis hyper motivé… et, encore une fois, avoir une tribu aide beaucoup. Savoir donner un avis, recevoir les critiques, bonnes ou mauvaises, fonctionner en bande, fonctionner en solitaire… Je pense que s’il y a une chose à vraiment développer pendant ses années d’études, c’est ce fonctionnement , cette gymnastique-là. »

Illustrer ce guide de Paris vous a-t-il fait faire des découvertes ?

« Je connaissais pas mal le passage Jouffroy, parce qu’à une époque je venais assez souvent déjeuner au Zéphyr [café adjacent NDLR]. Je ne connaissais pas tellement le passage du Caire. Il y a un passage qui est toujours fermé, mais dont j’aime beaucoup le nom : le passage du Désir, rue du Faubourg-Saint-Martin. C’est aujourd’hui un accès privé à des immeubles d’habitation, mais, à l’origine, c’était un passage. Il y a le passage Bradi qui est un haut lieu de la gastronomie indienne. À un moment, il y avait un très bon restaurant, j’y allais donc souvent. Maintenant, les bons restaurants sont plus au nord de la Gare du Nord. Quelques passages sont encore bien roots, pas très loin de la porte Saint-Denis. Ce sont des passages où il y a des tailleurs pakistanais ; des Turcs sûrement aussi. Ces passages, contrairement à d’autres, ne sont pas encore refaits à neuf. Pour une visite, Olivier Bauer [l’auteur du guide NDLR] est plus fiable que moi. Je suis un visuel, je ne retiens pas les noms.

Ce livre est un guide pour les piétons. Marcher reste le meilleur moyen de visiter une ville. Les passages sont des lieux rêvés pour les piétons. Et on visite des lieux mythiques. La galerie Vivienne est très belle et a tout pour plaire : une boutique d’œnologie, un salon de thé, un petit restaurant bien parisien à l’ancienne avec les nappes à carreaux, un bouquiniste, la boutique de Jean-Paul Gaultier pas loin, une boutique de jouets pour enfants…

Vous dessinez ces lieux… et les passants. Vous avez croisé les personnes que vous représentez ? Vous avez dessiné sur place ?

« Il y a très peu de dessins que j’ai faits sur place dans ce guide. Cela exige une technique de dessin extrêmement réduite : un stylo pinceau ou un bic. Je ne voulais plus dessiner ainsi. J’avais déjà fait des carnets de croquis avec ces deux techniques et cela ne me satisfaisait plus. Je voulais utiliser le lavis, faire un peu de couleur, dessiner en plus grand. J’ai tout de suite vu que dessiner sur place mettrait un frein à cette envie de texture que j’avais.

Je me suis donc dirigé vers la photo, mais je ne voulais pas l’utiliser de manière scolaire, arrêtée. L’idée n’était pas de retranscrire une photo en dessin, mais de faire plusieurs photos, picorer les informations d’une photo à l’autre et réassembler tout cela dans un dessin. Je me suis aussi servi de Google Map : grâce à cet outil, j’ai pu me retrouver à trois ou quatre mètres du sol. Bien pratique, parfois, pour avoir des détails qu’on ne peut pas forcément avoir quand on est à hauteur humaine. J’ai donc beaucoup triché, mais en prenant des informations directement présentes sur des photos. Les gens que j’ai dessinés sont donc souvent des gens présents sur des clichés. « 

Des Parisiens ou autres touristes pourraient donc se reconnaître dans ce City Guide ?

« Pas forcément. Parfois, je fais mon Dr Frankenstein. Je prends une tête là, un torse ici, je défais des couples, des familles, je les assemble comme je veux. »

« Paris, ville musée » : c’est un super « terrain de jeu » pour un dessinateur ?

« Cela peut aussi être glaçant si on se dit qu’on ne va pas être à la hauteur. Paris est une ville inspirante et agréable à dessiner parce qu’elle est très changeante. Il y a des ambiances très différentes. Les villes sont très riches à dessiner, on reçoit 15.000 informations à la seconde. Mais curieusement, dernièrement, je me suis mis à dessiner aussi la campagne, ce que je ne faisais jamais avant. Peut-être que je suis enfin devenu dessinateur. Je me soumets à mon sujet au lieu d’essayer de le dominer. Humblement, j’essaie de le servir. Mais l’agitation des villes m’excite. Paris est une ville agitée, bruyante, qui sent mauvais… mais bon ! »